Philippe Grandrieux, Unrest
Un entretien avec Didier Morin.
Paru en setembre 2018 dans la revue Mettray, nouvelle série, numéro 11.
Lilas Nagoya dans Unrest
Didier Morin
Ton cinéma est audacieux, irrespectueux des règles et de
la morale ; il se démarque du cinéma commercial de par sa
thématique, une certaine violence dans les images tout en étant
d’une grande beauté, mais aussi un cinéma plein d’inventions
formelles, à la limite souvent du cinéma expérimental, où le
corps est très présent. Aujourd’hui nous allons nous entretenir
sur tes dernières productions, une trilogie que tu as commencée
en 2012 et que tu viens juste d’achever. Ces films vont être
projetés en même temps. Qu’est ce qui relie ce triptyque aux 4
premiers longs métrages ?
Philippe Grandrieux
Je voudrais juste te répondre sur cette question de la morale. Je
ne crois pas vouloir être irrespectueux. Mes films s’intéressent
avant tout à la matière humaine, à la part d’ombre qui est
la nôtre mais aussi à la force de l’amour. Leur narration
s’organise principalement selon les structures du conte ou du
mythe. C’est pour cette raison qu’il y a si peu de psychologie.
Quand on les regarde on s’y trouve exposé, à vif en quelque
sorte, face à eux, assez seul, sans que la morale nous préserve
de nos affects. Un peu comme dans les rêves, on traverse un
monde fait d’intensités, de sensations, d’émotions, sans que
la morale contrôle ce qui est possible ou pas de rêver. C’est
là. Ça nous arrive et il faut faire avec. Mes films essaient de
nous placer dans ce monde sans jugement. C’est au fond le
monde de la toute petite enfance, avant que la parole ne tienne
à distance ce que l’on éprouve. C’est peut-être une manière
de répondre aussi à ta question en ce qui concerne ce qui
relie cette trilogie aux longs métrages, c’est un même monde
qu’ils parcourent, une même nécessité qui les porte. On est un
monde et ce monde est intense, il est fait de lignes qui nous
constituent et que l’on met en œuvre. On peut le faire de bien
des manières. On essaie de donner une image de ce monde,
une représentation. Et sûrement le corps est au centre de ce
monde, il en est comme son obsession... Il a comme une trop grande présence si tu veux. C’est cela qui définirait le corps
dans mes films. Il est très présent dans Sombre par exemple.
C’est évident qu’il est trop présent. Il est présent de manière
obnubilante, pour le personnage de Jean. Et dans mes autres
films, la manière que j’ai de m’approcher du corps me place
dans une sorte d’éblouissement. Je cadre moi-même tous mes
films, c’est ce qui me permet de me perdre dans l’image, de
ne plus savoir. C’est dans ces moments que je peux accéder
au corps que demande le film. Il faut que je sois aveuglé en
quelque sorte. C’est l’inverse finalement d’une mise en scène
qui serait une mise en scène de la maîtrise, qui organiserait les
plans, c’est une mise en scène au contraire de la perte dans les
images. Et si tu veux, tout ça, ça constitue, ça fabrique comme
ça la possibilité d’un autre corps. Au fond les trois films de la
trilogie je les ai fait hors du principe... Comment dire... Hors
de toute narration. C’est moins une histoire qui s’y trouve
racontée qu’un événement dont les films rendent compte.
Didier Morin
Pour chacun de ces trois films, White Epilepsy, Meurtrière
et Unrest, tu as « composé » une chorégraphie qui prend la forme
d’une performance. Ces performances qui n’accompagnent pas
forcément les films ont déjà été « jouées » à plusieurs reprises
dans des lieux prestigieux, tel que le Whitney Museum, le
Centre Pompidou Metz, ainsi qu’au Centre Chorégraphique
du Havre et celui de Montpellier. Peux-tu me parler de cette
expérience nouvelle pour toi et de ce qui t’a motivé dans la
conception de ces chorégraphies ?
Philippe Grandrieux
Travailler avec des danseurs change tout. Le corps est là,
immédiatement, au-delà de toute psychologie. Ça été pour
moi déterminant. Les personnes que j’ai rencontrées ont toutes
été d’une grande force, sans elles rien de ce que je cherchais
n’aurait pu être possible.
Didier Morin
Pour la première fois je crois, les trois films seront projetés sous
la forme d’un triptyque en 2019 dans The Empty Gallery à
Hong Kong. A l’origine quelle est l’idée générale de ce projet ?
Philippe Grandrieux
Je crois que j’ai eu envie de m’approcher d’un corps que l’on
pourrait qualifier « d’ancien », d’un corps archaïque, comme
une espèce de corps originaire, même si c’est bien évidemment
une utopie, ce corps là on n’y accède pas. Par définition il y a
comme une sorte d’horizon inatteignable. Mais j’ai toujours eu
le sentiment que ce corps, on en conservait quelque chose, ou
en tout cas qu’il nous habitait encore. Et donc le projet vient
de l’envie de m’approcher de la représentation de cette utopie
ou de ce corps éloigné et dont on voit comme ça les effets,
peut-être injustement en nous, dans des moments d’oubli, des
moments de perte, qui ont à voir par exemple avec la transe.
Un corps qui est dans un certain type d’oubli de sa maîtrise,
d’oubli du regard qui peut être porté sur lui...
Didier Morin
Comment as-tu procédé ?
Philippe Grandrieux
Ça commence par le texte. Par un texte. Celui de White Epilepsy
je l’ai écrit à la suite d’un voyage de repérages que j’ai fait au
Congo. Tu le connais, je l’avais lu lors de la soirée consacrée à
Mettray à L’IMEC. Ce texte, s’il est à l’origine, disparaît bien
évidemment, c’est-à-dire que le film n’est pas la mise en scène du
texte. Le texte n’est pas le scénario du film. Le texte est comme
une espèce de processus qui me permet d’accéder à quelque
chose qui ensuite se déporte, se dévoie, ou se déplace, dans les
images. Ensuite il y a un travail de chorégraphie, au sens d’un
travail de performance avec les danseurs et les danseuses, parce
que c’est la façon la plus forte de s’approcher de ce corps que
je cherche, qu’on cherche. Par exemple, pour White Epilepsy,
j’ai voulu travailler sur les mouvements des insectes, et je me
suis intéressé au travail de Jean-Henri Fabre, un entomologiste
qui a écrit un livre absolument magnifique : « Souvenirs
Entomologiques ». Dans ce livre il décrit les comportements
des insectes, la manière dont les insectes bougent, et surtout
cette espèce de nécessité absolue de l’insecte qui est pris dans
son monde. On regarde, et on voit qu’un insecte quand il
ne peut pas passer un obstacle s’obstine indéfiniment. Il est
constamment dans une sorte de buttée, et ce mouvement-là,
qui fait que ça vient butter sans cesse, c’est déjà un certain
type de mouvement chorégraphique. Pour White Epilepsy on
a vraiment travaillé très précisément sur ces questions, sur la
façon dont les insectes se déplacent, sur leur vitesse, sur le fait
qu’ils sont entièrement pris par leur instinct, qu’il n’y a rien
qui les dévie de leur instinct, et ça c’est une façon de pouvoir
construire un corps avec beaucoup de force. Pas de psychologie
justement... Il est comme ça parce qu’il est comme ça. C’est un monde ! En
tant que tel. Voilà.
Didier Morin
Il y a je suppose tout un travail de préparation avec les danseuses
et danseurs comme il peut y avoir avec des comédiens. C’est
peut-être ce travail qui te sert à régler les chorégraphies ? C’est
après que vient le film ?
Philippe Grandrieux
Oui c’est après que vient le film. Mais le film c’est encore
autre chose. D’abord il y a le texte, ensuite il y a le travail
avec les danseurs pour la performance, qui est un travail où
on essaie de s’approcher de ce corps justement, que je désire,
que je cherche, que j’« intuitionne » par moment, qu’on fouille
ensemble, qui se met à résonner justement entre nous, et ça
donne lieu à une performance. La performance White Epilepsy
avec Hélène Rocheteau a été montrée à Beaubourg Metz ;
la performance pour Meurtrière a été réalisée avec quatre
danseuses, et présentée au Whitney à New York puis au Centre
Chorégraphique du Havre, là où nous avons été en résidence
pour Meurtrière. La dernière résidence à Montpellier, à
l’Institut Chorégraphique International, m’a permis de réaliser
Unrest, le troisième mouvement de la trilogie. Donc si tu veux,
tu as le texte et tu as la performance, et une fois que le corps est
entre guillemets « produit », c’est-à-dire qu’il est là, face à nous,
et que l’on sait comment il est, comment il bouge, se déplace,
que l’on connaît son rythme, sa manière d’être, ses possibilités,
comme dirait Spinoza : « ce qu’il peut », alors le film devient
possible.
Didier Morin
J’aimerais un instant revenir à l’origine de ton projet, et je
voudrais savoir si quelque chose a « déclenché » ton écriture en
dehors de tes lectures du livre de l’entomologiste Jean-Henri
Fabre ? Un autre texte, une image, l’œuvre d’un artiste, un
film, dont aujourd’hui tu reconnais l’importance pour ton
projet ?
Philippe Grandrieux
Oui, il y a un texte qui a été très important, c’est un texte
sur la vie nue de Giorgio Agamben. Il fait la distinction entre
la vie qui détermine un corps organisé socialement, découpé
socialement, découpé culturellement, découpé moralement,
découpé psychologiquement, c’est-à-dire un corps social. Il
fait la distinction entre ce corps qui est un corps organisé et un
corps qui serait comme un corps seulement vivant, c’est-à-dire
l’idée d’une vie seulement vivante, d’une vie nue...
C’était un peu l’élément théorique, si je puis dire, du travail.
Didier Morin
Tu l’as très bien expliqué, mais est-ce que l’on pourrait dire
finalement : « Que nous reste-t-il de notre corps d’il y a deux
millions d’années ? » Quels rythmes ?
Philippe Grandrieux
Oui, c’est ça.
Didier Morin
Ce corps là est-il encore en mémoire chez nous ?
Philippe Grandrieux
Bien sûr. Il l’est forcément, et il l’est justement dans ce qui
nous traverse, il l’est dans ce qui nous échappe. On pourrait
dire que ce serait le corps inconscient, enfin, si ce mot là est
encore possible d’une certaine manière, mais c’est un corps qui
n’est pas... C’est un corps pulsionnel ! Voilà. C’est un corps de
la pulsion, cette pulsion qui sans cesse revient – C’est là-dessus
que l’on a vraiment essayé de travailler. Cette pulsion toujours
inassouvie, comme la pulsion sexuelle, aussitôt accomplie tout
recommence. C’est-à-dire il y a quelque chose dans le fait que
« ça revient sans cesse ». La matière pulsionnelle nous tient
infiniment dans la répétition. Et Meurtrière, ça a été pensé dans
ce champ-là, dans le champ de la pulsion.
Didier Morin
Avant que l’on évoque la forme des films peux-tu me dire si lorsque tu commences le tournage de White Epilepsy, tu as en tête la suite, Meurtrière et Unrest.
Philippe Grandrieux
Ce qui était là d’emblée, je ne sais pas pourquoi, c’était l’idée
générale, et la nécessité que ça se développe en trois parties.
Trilogie, triptyque... Cette construction formelle traverse toute
l’Histoire de la représentation, comme dans la dramaturgie
en trois actes. Disons que ce tiers, est assez constitutif d’une
structure qui permet justement de développer un projet. J’avais
envie de faire une trilogie qui ensuite deviendrait un triptyque.
C’est-à-dire que ces trois films seront ensuite installés sous la
forme d’un triptyque, mais quand j’ai fini White Epilepsy, je
ne savais pas du tout ce qu’allaient être Meurtrière et Unrest.
Je savais juste que le projet s’appellerait Unrest, nom qui vient
d’un recueil de textes de Joseph Conrad : Tales of Unrest (Les
Contes de l’inquiétude). Unrest, c’est « sans repos », et ça définit
absolument pour moi ce qu’est ce « corps ancien ». C’est un
corps sans repos, c’est un corps qui constamment nous anime,
nous agite, nous inquiète, nous traverse...
Didier Morin
Pouvons-nous maintenant parler de l’aspect formel des trois
films. De leur format, j’entends par là le format de l’image, leur
durée, et puis surtout ce que l’on y voit et ce que l’on y entend.
Le premier White Epilepsy date de 2012, il dure 59 minutes. Il a
été présenté au FID en compétition internationale, c’est là que
je l’ai découvert. Tu as travaillé avec Hélène Rocheteau, Jean-
Nicolas Dafflon, Anja Röttgerkamp, Dominique Dupuy. Le film a aussi été présenté dans de nombreux festivals de cinéma
dans le monde mais aussi des musées ainsi que des galeries
d’art. Alors parlons du format.
Philippe Grandrieux
Oui pour White Epilepsy c’est un format vertical.
Didier Morin
C’est tourné dans la nuit ? C’est tourné en studio ?
Philippe Grandrieux
C’est tourné à l’extérieur. C’est dans la nuit, avec un certain
type de lumière qui éclaire frontalement les corps, qui les fait
apparaître dans l’obscurité.
C’est très pâle. La lumière est comme exténuée, comme en
bout de course, le diaphragme est complètement ouvert.
Didier Morin
Oui la lumière est très particulière. C’est beau cette idée de
lumière exténuée !
Philippe Grandrieux
Comme une lumière fœtale, peut-être... de l’intérieur d’un
corps, enfin en tout cas quelque chose comme ça. On voit
mal, parfois. En fait, ce qui était assez extraordinaire dans le
tournage de White Epilepsy c’est que j’ai tourné quatre jours,
quatre nuits, et presque tout le film vient de la dernière nuit.
Ce sont même les derniers moments de la dernière nuit, où
soudain on avait approché de la possibilité que ça s’incarne,
cette chose que j’avais... que l’on avait en tête, que l’on avait
dans le corps, et à un moment donné je leur ai lu un texte
de Jean-Henri Fabre l’entomologiste, où il raconte... cet
insecte... comment il se comporte... il retourne un hanneton,
je crois qu’il s’agit du Sphex languedocien, et ensuite il le pique
à trois endroits précis sur la colonne vertébrale, sur la mœlle
épinière... Je ne sais pas si ça s’appelle mœlle épinière pour les
insectes mais enfin... Sur le système nerveux disons. Mais à
trois endroits qui demandent une telle précision que, je crois,
si c’est à un millimètre d’écart ça ne marche plus...
Donc tu vois déjà ce que ça signifie. Deux espèces qui n’ont
rien à voir l’une avec l’autre, mais qui sont connectées à cet
endroit-là. Il y a ces trois piqûres qui immobilisent le hanneton
si tu veux, et il y a la ponte à l’intérieur du corps. Le hanneton
est vivant et les larves le dévorent petit à petit. Ce qui est pour
nous, bien évidemment, d’une cruauté sans nom, mais pour
les insectes la cruauté n’a pas de sens. Simplement je leur ai lu
ça dans la nuit, à Hélène et à Jean-Nicolas, et ensuite j’ai filmé.
Tout est apparu à ce moment-là, et c’est tout le film qui est pris
dans ce questionnement, de ce rapport inversé, de pénétration
inversée... c’est Hélène qui « pénètre » Jean-Nicolas...
Didier Morin
Parlons de Meurtrière. Tu le tournes en 2015, il dure également
59 minutes.
Philippe Grandrieux
Pour Meurtrière, l’origine c’est un autre texte. J’ai fait un film
à Sarajevo, à la fin de la guerre de Bosnie, et j’ai écrit un texte
qui remettait en scène des choses que j’ai pu voir : des villages
brûlés, les populations martyrisées... Dans ce texte il y avait
un lieu étrange avec des rapports étranges entre une femme, un
homme, et puis d’autres hommes : les soldats qui venaient dans
cet endroit, qui étaient comme une sorte de bordel. Le texte
a été terminé comme ça, et ensuite ça a donné Meurtrière, où
d’une certaine façon il n’y a plus rien de ce texte et tout de ce
texte. C’est ça qui m’importait, c’est que ça parte de l’écriture.
Mais l’écriture, le texte, encore une fois, n’est pas l’objet
que l’on exécute. C’est la faiblesse du scénario. On est là en
train de se dire : c’est un projet... Mais il ne peut pas y avoir
un projet parce que la chose a lieu dans le geste même qui
l’accomplit. On ne peut pas avoir le projet du geste. Il faut le
geste en tant que tel, de manière définitive. Le projet du geste
condamne le geste, d’emblée. Donc les textes ne sont pas des
textes qui sont écrits si tu veux pour ensuite faire le film...
Didier Morin
Ce sont des amorces.
Philippe Grandrieux
Voilà ! Ce sont des amorces, ce sont des amorces affectives,
ce sont des amorces de désirs, ce sont des amorces d’énergie,
des amorces de tensions ! Tu vois... C’est comme le courant
électrique.
Didier Morin
Alors Meurtrière on a dit la date, on a dit la durée, format
vertical ?
Philippe Grandrieux
Vertical aussi. Avec quatre danseuses... Émilia Giudicelli,
Vilma Pitrinaite, Hélène Rocheteau, Francesca Ziviani. Le
tournage s’est fait en studio.
Didier Morin
Et le son ?
Philippe Grandrieux
Pour tous les films le son est très important, il est comme une
espèce d’empattement, de matière pâteuse quoi... Sonore et
pâteuse. Dans laquelle se déploient comme ça des couches
successives, où il peut y avoir des souffles, des cris lointains,
des choses déformées... C’est comme un son qu’on entendrait comme si l’on était dans une sorte de monde... comme
sous l’eau presque. C’est dans ce sens-là, c’est quelque chose
d’un peu utérin, un peu comme à l’intérieur du ventre, donc
c’est un son assez opaque, pour tous les films... En tout cas
pour Meurtrière et pour White Epilepsy.
Didier Morin
Les deux sont très ralentis.
Philippe Grandrieux
Oui. Ralentis dans les gestes déjà. Les gestes étaient des gestes
assez lents. Parfois les gestes étaient très rapides - ils l’étaient
dans la performance - mais ils ne l’étaient pas dans le filmage.
Ça aussi c’est important de dire qu’une fois que la performance
a lieu, le film n’a rien à voir avec la performance. C’est
comme une autre perspective, ou un autre basculement. C’est
effectivement très ralenti, pour Unrest c’est excessivement
ralenti !
Didier Morin
Des surimpressions un peu aussi, déjà dans Meurtrière.
Philippe Grandrieux
Oui, dans Meurtrière il y a des surimpressions qui sont venues
au montage.
Didier Morin
Et puis le troisième, Unrest. Il dure 47 minutes et il a été tourné
en 2017. C’est Nathalie Remadi et Lilas Nagoya qui jouent. Il
y a également une performance qui se nomme Unrest et qui est
interprétée par Nathalie Remadi et montrée une seule fois en
public à l’ICI de Montpellier, là où vous étiez en résidence. Tu
as aussi travaillé sur ce projet aux USA je crois avec Callahan
Mac Govern et la performance a eu lieu à Chicago...
Philippe Grandrieux
Oui. Pour Unrest, c’est pareil, il y a un texte que j’ai écrit...
Alors ce qu’il y a d’intéressant, c’est que ce texte était là
pendant la performance, et quand j’ai travaillé avec Nathalie
pendant 10 jours à Montpellier, j’hésitais à le lire pendant,
avant la performance ou pas du tout. Tout a été comme ça,
très hésitant, et puis finalement, le jour de la performance qui
a eu lieu en public, je l’ai lu. Je ne l’avais jamais fait pour les
autres mouvements de la trilogie, mais là j’ai lu le texte, et
puis Nathalie a dansé pendant 45 minutes. De ce texte lu,
j’ai conservé quelques phrases dans le film, alors que dans les
autres films White Epilepsy et Meurtrière il n’y a aucune trace
des textes.
Didier Morin
Les trois phrases au début et à la fin d’Unrest ?
Philippe Grandrieux
Oui, le film s’ouvre avec une voix off, ma voix en l’occurrence :
« Je vous regarde. Je suis comme un enfant devant la mort qu’il
voit pour la première fois ». Ensuite il y a un autre fragment
de texte et à la toute fin, c’est la voix off de Lilas, en japonais
principalement...
Didier Morin
Si ces trois films ont été présentés séparément en festival ou
ailleurs, ils sont destinés à être installés ensemble sous la forme
d’un triptyque. Sur la maquette que tu m’as montrée de ce
que sera la projection, on voit Unrest au milieu, l’image est
horizontale et de chaque coté, à gauche Whyte Epilepsy, vertical,
et à droite Meurtrière vertical également. J’ai l’impression que
les deux films mènent directement au troisième, qu’ils ont été
faits pour le troisième. C’est Unrest le cœur et c’est lui qui tient
l’ensemble, peut-être de par ce qu’il représente...
Philippe Grandrieux
Oui, tu as raison.
Didier Morin
Unrest commence de cette manière. Une femme est allongée à
même le sol, c’est dans un studio je suppose et en surimpression
il y a des images d’arbres, de nature. Très vite elle se caresse le
sexe et on la voit jouir au bout de plusieurs minutes. C’est une
image de jouissance sexuelle. Et puis il y a un autre plan d’une
femme nue assise, bras et jambes ouvertes. La lumière est là
aussi très particulière, contrastée, faible.
Alors avant de parler de ce dernier film, peux-tu me dire
comment tu arrives à obtenir ces images ?
Philippe Grandrieux
C’est une histoire, c’est très mystérieux. C’est la façon que j’ai
de travailler, c’est-à-dire que quand je cherche les acteurs, c’est
toujours très long pour moi. Je mets beaucoup de temps pour
trouver les acteurs avec qui je veux travailler. Et quand je les
rencontre, je suis très clair sur ce que je souhaite, ce que je
demande, ce que j’espère et là où j’ai envie d’aller si tu veux.
Mais, une fois que l’on s’est mis d’accord, quand je tourne je
ne leur demande jamais quelque chose d’autre, je ne les trahis
pas, c’est-à-dire je ne les mets pas sur un plateau face à une
équipe à leur demander quelque chose qu’ils ne sont pas prêts à
faire. Il y a comme une sorte de définition extrêmement précise
de ce qui va être cherché, et de là où on va aller pour pouvoir
atteindre ce que l’on doit, ce que l’on veut atteindre.
Didier Morin
Et alors ?
Philippe Grandrieux
Donc pour Unrest c’est très simple, j’ai envoyé 10 ou 20
lignes à Lilas, décrivant exactement la scène. Nous avons eu
une discussion, et elle m’a dit d’accord. Je ne la connaissais
pas, on s’était parlé par Skype, et quand je l’ai rencontrée à
Montpellier, c’était extrêmement simple, on s’est dit bonjour
et on a tourné. On s’est très peu parlé et on a tourné. Lilas est
une magnifique danseuse, bien sûr elle n’avait jamais tournée
une telle scène avant, elle s’est jetée à l’eau avec beaucoup de
courage et d’abandon. Avec Nathalie ce fut tout aussi intense,
c’est aussi une danseuse exceptionnelle, totalement engagée
dans le travail. Ce qu’elle a fait dans cette performance de
Montpellier puis pour le film a été sidérant. Ce fut une grande
joie de travailler avec elle comme avec Lilas, elles m’ont toutes
les deux permis de m’approcher de ce corps jouissant, plus
nu que nu, qui est le corps d’Unrest. Je ne sais pas comment
dire, c’est très difficile à exprimer cette relation que j’ai avec
les acteurs. C’est une manière d’être face à l’autre qui autorise
de pouvoir filmer si intimement, et c’est le documentaire qui
m’a vraiment mis en contact avec ça. Dans un documentaire,
si tu tournes dans un endroit un peu délicat, c’était le cas à
Sarajevo et dans d’autres endroits, si la distance que tu as avec la
personne que tu filmes n’est pas la bonne, c’est très dangereux.
Si tu es près, c’est-à-dire si tu t’engages, si tu engages ton corps
dans le rapport à l’autre corps, là ça marche. Si tu te tiens un
peu éloigné avec une longue focale, t’es voyeur, et l’autre le
sent, il y a quelque chose de mal réglé si tu veux. Tandis que si
tu t’approches avec un 35 mm, et que tu t’approches vraiment
pour filmer la main, pour filmer le visage, le corps est engagé.
Donc ton corps est engagé avec le corps de l’autre si tu veux.
Et au fond avec les acteurs c’est la même chose, c’est la même
question, c’est comment toi tu t’engages avec ton corps quand
tu les filmes, ton énergie, ton désir, ce que tu es, quel risque tu
prends à ce moment-là, ce que tu leur donnes ? Et je ne suis
jamais voyeur de ce que je filme, à aucun moment. Je suis dans
la scène avec eux.
Didier Morin
Mais ça c’est ta force de faire ce genre d’images qui sont prêtes
à basculer.... On est à la limite de la pornographie. Bien sûr tu
t’imagines j’ai pensé à Un chant d’amour, mais aussi à d’autres
artistes qui sont allés sur ce terrain là. Acconcci, Warhol, Larry
Clark... La revue Art Press a consacré un numéro entier à la
pornographie.
Philippe Grandrieux
La question de la jouissance est une question très importante...
C’est une question essentielle pour l’être humain, il n’y en a
sans doute pas d’autre... et elle est complètement abandonnée
au marché de la pornographie.
Elle est abandonnée à un endroit où elle est prise dans les commerce, l’argent, comme à la fois déconsidérée, méprisée
ou salie, ou je ne sais pas quoi... on peut porter toute sorte
de jugement ou pas du tout d’ailleurs. Mais je pense que tu as
entièrement raison de dire que ce troisième film, il est comme
ce qui tient l’ensemble... Parce qu’au fond, cette vie nue, c’est
quoi d’autre que ça ?
Que ce corps pris dans la jouissance, pris dans la répétition,
pris dans la pulsion, pris dans ce qui l’anime, pris dans ce qui
se répète sans arrêt ? C’est ce corps entièrement axé autour du
sexe.
Didier Morin
Je me suis demandé si on jouissait de la même manière il y a
dix mille ans ? Je ne peux pas répondre... peut-être que Lacan
ou d’autres auraient pu répondre. Est-ce que la jouissance
vient avec le langage ?
Finalement le Président des Etats-Unis boit la même bouteille
de Coca qu’un sans-abri...
Philippe Grandrieux
Cette question de la jouissance, de la petite mort, de la
pulsion...Toutes ces questions-là du corps, comment le corps
est organisé, comment il est emporté par ce qui le dépasse,
comment ça le déplace, comment ça lui donne accès à une part
de lui-même qui est une part complètement inouïe, qui est
quelque chose que l’on ne peut justement pas maîtriser. C’est
quand même de ça dont il est question dans la jouissance.
C’est que tout d’un coup il y a accès comme à un autre état de
soi, comme à une autre possibilité de soi.
Didier Morin
Tu parles d’une déperdition de soi-même.
Philippe Grandrieux
Oui, la jouissance... c’est comme tu sais cette fameuse histoire
du saut quantique : t’es à un niveau et puis tout d’un coup c’est
un autre niveau, c’est un autre accès absolument extraordinaire
à son propre corps. Il y a quelque chose à cet endroit-là, qui
pour moi me semble redonner corps, si je puis dire, à ce corps
ancien, à ce corps originaire, à ce corps premier. Oui, à ce corps
qui nous occupe, qui nous tient. Si on s’en approche ça nous
permet de nous décaler de la psychologie, de nous décaler de la
morale, de nous décaler de l’appareillage social, et de l’entendre
résonner, retentir, ce corps perdu, archaïque. C’est comme....
l’enfance du corps. C’est comme l’enfance, c’est comme un
corps premier.
Didier Morin
J’aimerai que tu parles du second plan, celui joué par Nathalie
Remadi. Ce corps ouvert, qui s’offre, non ?
Philippe Grandrieux
Il est issu du travail que nous avons fait avec Nathalie pour
la performance. Il affirme sa souveraineté, sa force de vie et
d’anéantissement.
Didier Morin
J’aimerai pour terminer te poser une question d’actualité, te
demander ce que tu penses de ce mouvement qui aujourd’hui
veut interdire le film d’Antonioni « Blow up » et pleins d’autres
choses. Alors faisant ce que tu fais j’avais envie de te poser cette
question.
Philippe Grandrieux
Oui, j’ai suivi ça, mais si tu veux la réponse est extrêmement
simple, c’est-à-dire que toutes ces questions sur le harcèlement
sexuel, il faut y répondre avec beaucoup de fermeté, c’est
une nécessité absolue que les femmes puissent se promener
librement dans la rue, habillées comme elles le souhaitent,
qu’elles puissent vivre sans être reluquées, harcelées, embêtées,
touchées, que personne n’ait le droit de leur imposer quoi que
ce soit. Il y a des positions de domination dans les entreprises,
dans tous les milieux, ne serait-ce que dans le cinéma, des
rapports de soumission, ou parce que tu as un peu de pouvoir,
tout d’un coup tu vas soumettre l’autre, c’est abject ! Mais
après interdire Antonioni ou interdire Buñuel, ça n’a pas de
sens. C’est d’une telle bêtise, c’est-à-dire tout d’un coup tout
confondre, tout mélanger, ce qui est du domaine de l’esprit, ce
qui est du domaine de la création, ce qui est du domaine de
l’imagination, du fantasme, ce qui est du domaine du désir,
tout d’un coup c’est absolument tout mélanger.
Dans mes films sur les tournages, sur les plateaux il n’y a pas
jamais eu d’ambiguïté. On peut aller très loin dans les images
avec les acteurs mais il faut que ça soit dans une confiance et
dans un accord absolu.